A Vienne, la cité Karl-Marx fête ses 80 ans
"Quand nous ne serons plus rien, ces pierres parleront pour nous": le maire social-démocrate de Vienne, Karl Seitz, avait déjà dessiné le destin de la cité Karl-Marx le jour de son inauguration, le 12 octobre 1930.
Avec ses allures de forteresse et ses services de proximité -- crèche, maternelle, jardin d'enfants, médecine pédiatrique, laveries, boutiques --, qui ont en partie subsisté, le Karl-Marx-Hof est depuis 80 ans le symbole de la politique de logement social de "Vienne la Rouge".
La capitale autrichienne a toujours eu à sa tête un maire social-démocrate depuis 1919, sauf de 1934 à 1945, pendant la dictature de Dollfuss, puis sous le nazisme.
Le Karl-Marx-Hof, bastion de gauche, comme l'ensemble des 220.000 logements sociaux où vivent un tiers des électeurs viennois, a contribué à la énième victoire du Parti social-démocrate (SPÖ) aux élections municipales dimanche.
Coiffé de six tours aux allures de vigies, le corps principal de cet ensemble de plus d'un kilomètre de long se dresse, massif, sur une esplanade. Le nom de Karl Marx est frappé sur le fronton en lettres rouges. A sa base, des voûtes magistrales percent le bâtiment rose et jaune, engloutissant passants et véhicules.
Avec ses quelque 1.300 logements répartis dans une centaine de cages d'escalier donnant sur de larges cours arborées, la cité Karl-Marx est l'aboutissement architectural de la politique urbanistique sociale-démocrate.
Il s'agissait d'ancrer le socialisme dans la pierre et d'améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière et des employés entassés auparavant dans des logements insalubres. Pour eux, les quelque 65.000 logements construits par la ville dans l'entre-deux-guerres sont une révolution.
"Nous avions l'eau froide courante et des WC dans l'appartement, l'électricité, le gaz, c'était un énorme progrès à l'époque", témoigne Doris Nasty, une enthousiaste octogénaire, arrivée bébé dans les lieux en 1930 et qui ne les a plus quittés. Un petit musée documente les fruits de cette politique au coeur de la cité.
Les appartements sont petits, une quarantaine de m2 en moyenne. Mme Nasty paye aujourd'hui 365 euros par mois pour son "double" logement de 83 m2. Les mieux équipés coûtent autour de 450 euros par mois pour 45-50 m2, bien en-deçà des loyers moyens du cossu 19e arrondissement où est située la cité.
Véritable ville dans la ville avec quelque 5.000 habitants à l'origine, le "Versailles de la classe ouvrière", conçu par l'architecte Karl Ehn, nourrit la suspicion du camp conservateur pendant sa construction de 1927 à 1930 et après.
Pendant les journées de guerre civile en 1934, l'armée tire au canon sur le Karl-Marx-Hof, où se sont réfugiés des insurgés de gauche. Elle vécut les autres pages sombres de l'histoire autrichienne, l'expulsion de ses habitants juifs dès 1938 et l'arrivée des nazis, les bombardements alliés, les descentes de soldats soviétiques.
"Beaucoup n'ont pas conscience de vivre dans un endroit historique", soupire la représentante des locataires, Michaela Bauer, tombée amoureuse de l'endroit lors de son emménagement il y a 11 ans. Mais, resserrer les liens entre les habitants pour apaiser les problèmes de voisinage est sa priorité.
"L'atmosphère s'est refroidie", abonde, nostalgique, Mme Nasty. Elle ne le met que partiellement sur le compte de l'arrivée d'étrangers, originaires surtout de Turquie et d'ex-Yougoslavie. Ils représentent un tiers des habitants désormais.
Le parti d'extrême droite FPÖ a réussi à exploiter le ressentiment à leur encontre: il a progressé à plus d'un tiers des voix dimanche dans la cité, ternissant la copie d'un SPÖ majoritaire (53%) mais en recul dans son bastion symbolique.